Deux vagues de Terreur "Blanche"
Avant 1815, une première "Terreur Blanche" avait secoué la France en 1795. Née des cendres de la "Terreur" jacobine, elle fut une réaction violente, particulièrement féroce dans le Sud-Est. Des groupes royalistes s'y attaquèrent aux anciens révolutionnaires radicaux. Dans le Vaucluse, tout juste rattaché à la France après des siècles sous l'autorité papale, le contexte était électrique. Les vieilles traditions se heurtaient aux idées nouvelles, et les tensions liées à l'annexion de l'
ancien Comtat Venaissin exacerbaient les haines politiques locales.
Mais c'est la seconde Terreur Blanche, celle de 1815, qui nous concerne ici. Après la chute finale de Napoléon à Waterloo et le retour du roi Louis XVIII, une véritable chasse à l'homme s'organisa dans le Midi contre ceux qui avaient soutenu l'Empereur durant son bref retour (les Cent-Jours) ou qui affichaient des sympathies républicaines. Avignon, bastion royaliste encore vibrant des fureurs de 1795, devint un chaudron. Des bandes organisées, tolérées par une partie des autorités locales, traquaient les "suspects", pillaient les cafés et les maisons des partisans de Napoléon, et semaient la terreur. L'air était chargé de haine, d'incertitude et d'une soif de vengeance.
Le Maréchal Brune : un destin révolutionnaire
Qui était cet homme dont la mort allait marquer Avignon au fer rouge ? Guillaume Marie Anne Brune naît à Brive-la-Gaillarde en 1763. Après des études qui le mènent à Paris, il abandonne le droit pour la littérature, gagnant sa vie comme ouvrier typographe. La Révolution de 1789 enflamme ses idéaux. Il fréquente Danton et Camille Desmoulins, s'engage corps et âme dans le mouvement, d'abord dans la Garde Nationale, puis dans l'armée.
Son talent militaire éclate. Il gravit les échelons à une vitesse fulgurante. Profondément républicain, il sert pourtant Napoléon Bonaparte, qui le fera Maréchal d'Empire en 1804. Mais leur relation est teintée de méfiance : l'Empereur se défie des convictions républicaines de Brune et le laissera dans une semi-disgrâce pendant plusieurs années.
En 1814, Napoléon tombe une première fois. Brune se rallie, sans enthousiasme, à Louis XVIII. Mais quand l'Empereur revient triomphalement de l'île d'Elbe en mars 1815, Brune n'hésite pas. Il accepte le commandement militaire du Midi, basé à Marseille. Sa tâche est immense : tenir une région hostile, bouillonnante de ferveur royaliste. Malgré les provocations, il s'efforce d'éviter un bain de sang.
La route de non-retour
Waterloo sonne le glas de l'Empire. Pour Brune, dans le Midi, la situation devient critique. Les royalistes triomphent, les troupes étrangères débarquent, la Terreur Blanche explose à Marseille. Après avoir négocié la reddition de ses troupes à Toulon, Brune doit rejoindre Paris. Accusé de trahison par les royalistes pour s'être rallié à Napoléon, son voyage s'annonce périlleux.
Il prend la route le 1er août 1815. Les incidents se multiplient : menaces près de Gémenos, accueil hostile et jets de pierres à Aix, insultes près d'Orgon. Le piège se referme. Le 2 août au matin, près de Saint-Andéol, malgré les avertissements de ses aides de camp qui le supplient d'éviter Avignon, connue pour son ultra-royalisme féroce, Brune prend une décision qui scellera son destin. Agacé par les difficultés logistiques et peut-être trop confiant dans la protection offerte par son passe-port royal, il renvoie son escorte et choisit de passer par Avignon. Seul dans sa calèche avec son valet, suivi d'une autre voiture avec deux officiers, il s'engage sur la route fatale. En traversant la Durance, le paysage dévasté – maisons brûlées, arbres abattus – annonce le drame à venir.
Le Guet-Apens d'Avignon
Il est entre dix et onze heures quand Brune arrive aux portes d'Avignon. Le contrôle de ses papiers suffit à répandre la nouvelle de sa présence comme une traînée de poudre. Une foule hostile se forme instantanément. Le Maréchal tente de repartir mais il est trop tard. Sa voiture est interceptée, prise d'assaut, et ramenée de force devant l'Hôtel du Palais-Royal, sur l'actuelle Place Crillon.
Obligé de descendre, Brune se réfugie au premier étage, dans la chambre numéro 3. C'est le début d'un siège macabre. Dehors, la foule hurle : "À mort ! Au Rhône l'assassin !". Les autorités – le préfet fraîchement arrivé, le commandant militaire Lambot, le maire M. Puy – sont dépassées, ou impuissantes. Leurs tentatives pour calmer les esprits restent vaines.
Pendant des heures, l'hôtel est assailli. Les portes sont enfoncées à coups de hache, les fenêtres brisées, les émeutiers envahissent les couloirs, les escaliers, grimpent sur les toits. Vers deux heures et demie de l'après-midi, le chaos atteint son paroxysme. La porte de la chambre cède. Des assaillants font irruption. Deux coups de feu claquent. Le Maréchal Brune s'effondre, mortellement blessé. L'examen ultérieur montrera qu'il a été abattu d'une balle dans le cou, tirée par derrière, à bout portant. La thèse du suicide, immédiatement avancée par les autorités, ne résistera pas à l'examen des faits.
L'horreur continue : le cadavre mutilé et jeté au fleuve
La mort du Maréchal ne calme pas la fureur populaire. Au contraire, elle ouvre la porte à une orgie de barbarie. Le corps de Brune est arraché à la chambre. La foule s'en empare et le traîne, tel un trophée sanglant, à travers les rues d'Avignon sous les insultes et les coups.
Arrivé sur le vieux pont de bois qui enjambait alors le Rhône vers la Barthelasse, le cadavre est hissé puis jeté dans les eaux tumultueuses du fleuve. Des coups de feu crépitent encore, visant la dépouille qui commence à dériver. Sur une arche du pont, une main anonyme trace une inscription glaçante : "C'est ici le cimetière du maréchal Brune !".
Le Rhône devient le linceul du héros déchu. Pendant plusieurs jours, le corps flotte, au gré du courant. Il finit par s'échouer près d'Arles, sur les terres du Mas-des-Tours. Un paysan et un jeune Arlésien, découvrant la macabre épave, l'enterrent sommairement dans le sable, à la hâte, de peur des représailles. Les autorités locales, informées, préfèrent le silence.
Plus tard, le propriétaire du domaine, le baron de Chartrouse, ordonne à son jardinier de déplacer le corps et de l'inhumer plus discrètement dans un fossé du jardin. Ce n'est qu'en 1817 que le baron lui-même, tenant une promesse faite à la veuve du Maréchal, exhumera les restes dans le plus grand secret. Pour faciliter le transport et masquer l'opération, il utilise de la chaux vive pour réduire le corps à l'état d'ossements, qu'il emballe dans une caisse à savon. C'est ainsi, cachés derrière sa voiture, que les restes du Maréchal Brune arriveront enfin à Paris pour être remis à sa famille.
Mensonge officiel et combat pour la vérité
Dès le soir du 2 août 1815, un procès-verbal officiel est rédigé à Avignon. Signé par le juge d'instruction, le procureur, le préfet, le commandant militaire et d'autres notables, il conclut froidement au suicide. Cette version arrangeante, basée sur des témoignages douteux, permet de masquer l'assassinat et d'éviter de chercher les coupables et les instigateurs. Les journaux royalistes relaient aussitôt la thèse officielle, et le roi Louis XVIII lui-même entérine le mensonge en faisant retirer le portrait de Brune du palais des Tuileries.
Mais la vérité finit toujours par émerger. Malgré le climat de peur qui règne dans le Midi, la veuve de Brune, Angélique Nicole, entame une lutte acharnée pour l'honneur de son mari. Pendant des années, elle remue ciel et terre, rassemble des preuves, interpelle les pouvoirs publics, réclame justice contre les assassins et contre ceux qui ont sali la mémoire du Maréchal par l'imputation de suicide.
Son combat finit par payer. Sous la pression de l'opinion et de figures politiques dénonçant l'impunité des crimes de la Terreur Blanche, une enquête est enfin lancée. Pour assurer son impartialité, le procès est délocalisé à Riom, dans le Puy-de-Dôme. En février 1821, six ans après les faits, la Cour d'Assises rend son verdict. L'assassinat est officiellement reconnu. Un des meurtriers présumés, Guindon dit Roquefort, est condamné à mort par contumace (il ne sera jamais inquiété et mourra bien plus tard de sa belle mort). La Cour autorise surtout Madame Brune à faire corriger tous les documents officiels : le Maréchal Brune n'est pas mort suicidé, il a été assassiné à Avignon.
Une mémoire douloureuse
L'assassinat du Maréchal Brune est resté comme l'un des symboles les plus forts de la brutalité de la Restauration et des fractures profondes qui traversaient la France post-napoléonienne. L'événement a longtemps nourri les haines politiques.
Les restes du Maréchal reposent aujourd'hui à Saint-Just-Sauvage, dans la Marne, sous une tombe pyramidale. Son nom est gravé sur l'Arc de Triomphe à Paris. À Avignon, sur la Place Crillon, une plaque discrète rappelle le drame : "ICI FUT ASSASSINÉ / LE MARÉCHAL BRUNE / LE 2 AOÛT 1815". Un sobre rappel d'une journée funeste qui appartient à l'histoire douloureuse de notre ville.
G. Brune, fils de la Révolution devenu maréchal d’Empire finit tristement sa vie à Avignon, victime de la terreur blanche. D’autant plus que celle de 1795 et celle de 1815 sont deux périodes révélant les fractures profondes d’une région tiraillée entre passé papal, fidélité monarchique et aspirations républicaines. La mort brutale et symbolique de Brune s’inscrit dans une France post-napoléonienne déchirée. Elle discrédite les ultras, renforce la légende napoléonienne. Elle cristallise un climat de haine et d’instabilité qui perdurera avec la chute de Louis XVIII. Les livres d’histoire diront simplement “Brune assassiné par les Royalistes”.
Source principale utilisée pour cet article :
Saint-Martin, Jean. Le Maréchal Brune à Avignon : Épisode de la Terreur Blanche (1815). Paris : Maurice Dreyfous, Éditeur, 1878. (
Consultable sur Gallica)
N'hésitez pas à consulter
notre premier épisode de Petits meurtres en Vaucluse -> La Vénus de Gordes
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