Une vocation née à Avignon
L’histoire de Joseph Vernet commence dans une famille d’artistes. Son père, Antoine Vernet, était un peintre décorateur spécialisé dans les ornements de carrosses et de meubles, un métier qui exigeait précision et sens esthétique. Dès son plus jeune âge, le jeune Joseph montra un talent exceptionnel pour le dessin, assistant son père dès 14 ans. Formé dans le sud de la France, notamment à Avignon et Aix-en-Provence, il perfectionna son art sous l’égide de peintres locaux avant de croiser la route d’Adrien Manglard, un spécialiste des marines qui l’initia aux subtilités des paysages maritimes. Mais c’est en 1734, grâce au soutien du marquis de Caumont, que sa carrière prit un tournant décisif : il partit pour Rome, où il allait passer près de vingt ans.
En Italie, Vernet découvrit les grands maîtres du paysage, tels que Claude Lorrain et Nicolas Poussin, dont les compositions lumineuses et équilibrées marquèrent profondément son style. Fasciné par les côtes italiennes, il se spécialisa dans les marines, peignant des ports animés, des scènes de tempêtes et des couchers de soleil d’une douceur envoûtante. Ses tableaux, souvent inspirés de lieux réels comme Naples ou Tivoli, mêlaient une observation minutieuse à une touche d’imagination poétique, séduisant une clientèle internationale, notamment les aristocrates britanniques en Grand Tour*. Pendant cette période, il épousa Virginia Parker, une Anglaise, avec qui il eut quatre enfants, dont Carle Vernet, futur peintre et père d’Horace Vernet, prolongeant ainsi une dynastie artistique.
*Le "Grand Tour" était un voyage éducatif et culturel entrepris principalement par les jeunes aristocrates européens, notamment britanniques, au XVIIIe siècle, visant à découvrir les trésors artistiques et historiques de l’Europe continentale, en particulier l’Italie.
Les Ports de France : une commande royale
En 1753, Joseph Vernet rentra en France à la demande de Louis XV, qui voyait en lui l’artiste idéal pour un projet ambitieux : immortaliser les principaux ports du royaume. Cette série, connue sous le nom des Ports de France, devait célébrer la puissance maritime et économique du pays. Entre 1753 et 1765, Vernet parcourut les côtes françaises, de Marseille à Bordeaux en passant par Toulon, observant les activités portuaires et les jeux de lumière sur l’eau. Il livra finalement 15 tableaux sur les 24 initialement prévus, chacun alliant une précision topographique à une beauté picturale. Des œuvres comme L’Entrée du port de Marseille (1754, musée du Louvre) ou Vue du port de Bordeaux (1758, musée national de la Marine) restent des joyaux de cette période, offrant un aperçu vivant de la France maritime du XVIIIe siècle.
Ces tableaux ne sont pas de simples vues documentaires. Vernet y insuffla une dimension dramatique, jouant avec les contrastes entre ciels sereins et mers agitées, entre la lumière dorée du matin et les ombres menaçantes des tempêtes. Denis Diderot, critique d’art influent, loua son talent dans ses Salons, admirant sa capacité à saisir l’instant avec une rapidité presque photographique. À travers ces œuvres, Vernet devint une figure centrale de l’Académie royale de peinture et de sculpture, où il fut admis dès son retour à Paris.
Un style entre classicisme et romantisme
Ce qui distingue Vernet, c’est sa capacité à évoluer entre deux courants majeurs. D’un côté, ses compositions respectent les règles du classicisme, avec une structure rigoureuse et une harmonie héritée de ses années italiennes. De l’autre, ses scènes de naufrages ou de tempêtes, où la nature se déchaîne face à la fragilité humaine, annoncent le romantisme du XIXe siècle. Cette dualité fit de lui un précurseur, influençant des peintres comme Richard Wilson en Angleterre ou Pierre-Jacques Volaire, son assistant sur le projet des Ports de France.
Sa renommée traversa les frontières. Catherine II de Russie et de riches collectionneurs européens s’arrachèrent ses toiles, tandis que ses marines inspiraient des générations d’artistes. Même en littérature, son nom résonne : Jules Verne, dans Vingt mille lieues sous les mers, imagine ses tableaux ornant les murs du Nautilus, preuve de l’empreinte culturelle de Vernet.
Un héritage durable
Joseph Vernet s’éteignit le 3 décembre 1789, alors que la Révolution française bouleversait le pays. Mais son legs perdure. Ses œuvres, conservées dans des musées prestigieux comme le Louvre ou la National Gallery de Londres, continuent de fasciner par leur maîtrise technique et leur expressivité. Sa famille, à travers son fils Carle et son petit-fils Horace, a porté son nom jusqu’au XIXe siècle, consolidant une dynastie artistique exceptionnelle.
Plus qu’un peintre de marines, Vernet fut un témoin de son époque, capturant l’âme de la mer avec une sensibilité qui transcende les siècles. Entre la rigueur du XVIIIe siècle et les élans du romantisme naissant, il reste une figure singulière, dont l’art nous rappelle la beauté fragile et indomptable de la nature. Vous pouvez retrouver une partie de ses œuvres au musée Calvet à Avignon.

VERNET, Joseph, Tempête, 1753, huile sur toile, 97,5 x 134 cm, Avignon, Musée Calvet.
L'analyse de Carlotta Bourguelat - La Petite Villa Médicis
« Si l’on convient de discuter des œuvres de Joseph Vernet, célèbre peintre d’origine avignonnaise, il est intéressant d’évoquer l’huile sur toile Tempête datant de 1753. Cette dernière, conservée au Musée Calvet dans le centre-ville d’Avignon, fait partie des premières marines de l’artiste. C’est grâce notamment à la commande du marquis de Marigny, frère de Madame de Pompadour, que Joseph Vernet se lance dans la représentation des plus grands ports de France entre 1753 et 1763. Parmi les consignes de cette demande, celui-ci devait obligatoirement dessiner d’après nature, c’est-à-dire sur place, ces différents havres. S’ensuit un nombre important d’esquisses réalisées pendant ces dix années, dont la majeure partie est conservée dans ce même musée. Au départ, face à un ordre politique visant à mettre en valeur la puissance économique du pays, Joseph Vernet s’intéresse de plus en plus à dépeindre les paysages marins dénués de toute information spatiale. Ainsi, dans la peinture Tempête, Joseph Vernet ne nous laisse aucune indication de lieu concernant la scène qui est en réalité un naufrage. Tout le monde peut se sentir affecté par cette situation désastreuse.
Dans ses nombreuses marines, l’artiste peintre ne met jamais le nom des navires ni ne s’attarde sur les éléments vestimentaires des personnages pour justement laisser le spectateur perdu face à cette scène, et donc que lui-même s’identifie. Ces sujets peuvent toucher plusieurs classes sociales, autant les aristocrates que les bourgeois lors des célèbres Salons de Paris. Ainsi, Joseph Vernet touche le cœur de tous. Les personnages ne connaissent certainement pas le lieu duquel ils essayent de s’échapper comme en témoignent leurs visages crispés et en proie à l’angoisse. Cette peur n’est pas seulement dans le tableau, mais aussi dans la conscience collective de la société du XVIIIe siècle. La crainte voire le dégoût de la mer sont très présents à cette période rappelant autant des événements de l’histoire fictifs comme avérés. En face de l’œuvre, le spectateur peut se souvenir des péripéties tragiques de la mythologie comme la tempête de Virgile ou bien des mésaventures judéo-chrétiennes comme le déluge et l’arche de Noé. Ces inondations cataclysmiques font ressentir de la panique et l’angoisse ainsi que les punitions divines et les enfers. Sur des idées plus communes, la mer et ses rives désertes appellent à l’arrivée des maladies comme la peste ou des envahisseurs. Seul le public anglais raffole des excès de rage de l’océan comme l’explique l’historien de l’art Nicolas Gaudreau. Les Britanniques demeurent autant de grands admirateurs comme des bienfaiteurs des œuvres de Joseph Vernet.
Sa renommée grandissante, le peintre se voit reconnu au Salon à Paris et notamment par Denis Diderot l’un des pères fondateurs de la critique d’art. En suivant les préceptes de Jean-Jacques Rousseau, il participe à la ferveur du développement du paysagisme au XVIIIe siècle. Il met en avant ces scènes de nature qui n’était que jusque-là avant-dernière dans la hiérarchie des genres posée par l’historiographe André Félibien. Ainsi, Tempête possède des mensurations assez importantes. Il s’agit d’un assez grand format pour un paysage, lorsque l’on sait que la plus grande taille des peintures était réservée à la peinture d’histoire à savoir des œuvres représentant des scènes de bataille ou encore des scènes mythologiques. Ici, la mer occupe la principale place dans l’espace, si bien que les deux navires et la petite embarcation semblent marquer une rupture vis-à-vis de l’immensité de la scène. À tel point que les eaux, ne nous permettent pas de distinguer la côte et certainement la foule amassée attendant la chaloupe de rescapés. Le cadrage de l’œuvre installe un effet de proximité avec la scène qui s’y déroule. Les personnages sont au premier plan attirant notre attention vers eux. Nous voyons les hommes sur l’embarcation serrés tentant de regagner le bord tandis que sur la côte, les autres sont en pleine action pour secourir ceux en train d’arriver.
Deux individus guident le spectateur, l’un est dans le dernier tiers de la barque et par sa main nous indique le navire en perdition tandis que l’autre est sur la rive, les bras grands ouverts nous témoignant de la tragédie qui est en train de se passer. Ces deux figures soulignent la lueur centrale qui se dégage du tableau. S’inspirant des traitements de la lumière et de l’atmosphère chez le peintre Claude Lorrain, Joseph Vernet met en place un éclairage naturel dans son œuvre. Les rayons du soleil transpercent les nuages vers le centre, créant un effet lumineux important sur la gauche. Ils laissent transparaître le calme revenant doucement après la tempête qui s’abat. Ainsi, la lumière se présente presque comme divine, mettant en valeur une partie du navire naufragé et de la rive. Cette exaltation de la nature et de la toute-puissance de la mer met en évidence la notion du « sublime ». Idée mise en avant par le philosophe Edmund Burke à la même période dans son traité d’esthétique Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, il s’agit d’un sentiment mêlant admiration et effroi.
La mer associée à la tempête renvoie à la grandeur de la nature, mais aussi à la peur presque terrifiante. L’être humain demeure insignifiant face aux forces supérieures. Denis Diderot, critique d’art au même moment, reprendra ces théories en énonçant même que la mer est le motif suprême du sublime. Face à l’œuvre, Tempête, le spectateur, éprouve des émotions, à savoir une certaine fascination entre crainte et apaisement. Devant cette « horreur délicieuse », il admire un naufrage sans y participer. Jusqu’à la fin de sa vie, Joseph Vernet, passionné, représentera de nombreuses fois les thèmes de la tempête et du clair de lune. L’artiste pose les prémices à l’exaltation des émotions des romantiques, mais aussi du travail de la lumière à un temps donné des impressionnistes. Ainsi, depuis le XVIIIe siècle, l’Homme s’acclimate doucement au domaine marin notamment grâce au Grand Tour entraînant finalement notre tourisme d’aujourd’hui. Si l’inconfort des vagues ou la curiosité vous gagnent, nous vous invitons à contempler les marines de Joseph Vernet au Musée Calvet. »
Bibliographie
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• GAUDREAU, Nicolas, « La Gloire du peintre et les errements de l’Académie : des pistes pour l’étude des marines de Claude-Joseph Vernet au Salon », 2000, RACAR : Revue d'art canadienne / Canadian Art Review, 27(1-2), pp. 74–86.
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• LOCHHEAD, Ian J, The Spectator and the Landscape in the Art Criticism of Diderot and his Contemporaries, Ann Arbor, University of Michi gan Research Press, 1981.
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