L’ascension d’une beauté fatale
En 1857, Fortunée Béridot, une jeune femme de 20 ans au teint mat et aux cheveux noirs de jais, faisait tourner les têtes à Gordes. Fière et indépendante, elle avait bravé l’opposition familiale pour épouser Théophile Auphan, un homme travailleur mais de constitution fragile. Ensemble, ils s’installèrent à la Bastide-Neuve, une demeure familiale où ils veillaient sur les terres de la mère de Fortunée, devenue veuve.
Les premières années du couple se déroulèrent sans heurts, mais le destin allait prendre un tournant inattendu. Un jour de 1861, sur le chemin du retour de la foire de Cavaillon, Fortunée croisa François Denante, un maquignon marié et père de famille. Plus âgé, au verbe haut et à la stature imposante, il la ramena en carriole jusqu’à Gordes. Dès ce moment, une liaison torride naquit entre eux.
Une passion dévorante et un dilemme mortel
Très vite, Fortunée se convainquit qu’elle avait épousé le mauvais homme. Son amour pour Denante la consumait, et lorsque la jeune femme découvrit qu’elle portait son enfant, sa situation devint intenable. À l’époque, le divorce, pourtant légal sous la Révolution, avait été interdit par Louis XVIII en 1816. Seule la mort de Théophile pouvait la libérer.
Dès lors, les lettres de Fortunée à son amant prirent un ton sans équivoque. « Il faut que cela finisse d’une manière ou d’une autre, » écrivait-elle. Elle élabora plusieurs scénarios pour se débarrasser de son époux : le jeter dans un puits, le précipiter dans le gouffre de Fontaine-de-Vaucluse, le faire passer sous une charrette ou encore l’étouffer dans son sommeil. Mais Denante refusa chacune de ces suggestions, craignant d’être découvert.
Vue générale de Gordes (côté Ouest). – Cliché Rolland Jouve (arch. dép. Vaucluse 7FI 50/28)
L’ombre du poison et l’échec du crime invisible
Face aux hésitations de son amant, Fortunée tenta une approche plus discrète : l’empoisonnement. Elle administra à Théophile de faibles doses de substances toxiques—arsenic, laudanum, aconit—dans ses repas. Le malheureux souffrit de douleurs atroces et perdit progressivement ses forces, mais il s’accrochait à la vie.
Dans une nouvelle lettre, Fortunée se plaignait : « Si ça va si doucement, c’est que je ne puis faire aller plus vite, car je suis bien ennuyée d’être auprès de lui. » L’impatience montait, et il fallait une solution radicale.
Un meurtre en pleine nuit de Noël
Finalement, la jeune femme réussit à convaincre Denante d’agir directement. Le soir du 24 décembre 1861, alors que la famille de Fortunée se préparait à célébrer le réveillon, le maquignon se posta derrière un portail. À travers un trou dans le bois, il braqua son fusil sur Théophile et tira deux balles en pleine poitrine.
L’homme agonisa une demi-heure avant de rendre son dernier souffle. Dans le village, le crime ne fit guère mystère. Denante, croyant pouvoir détourner les soupçons, multiplia les faux-semblants : il passa la soirée avec sa famille, se précipita sur les lieux du crime, jouant la comédie du voisin éploré. Mais les gendarmes, alertés par les murmures du village, ne furent pas dupes.
Billet crayonné de Fortunée saisi chez Denante (arch. dép. Vaucluse 2U438)
L’arrestation et les aveux d’un homme brisé
Denante fut arrêté dès la nuit suivante. Acculé, il tenta de se suicider d’un coup de couteau dans le ventre, mais les gendarmes l’en empêchèrent. Dans un dernier éclat d’émotion, il lâcha son terrible secret : « Ah ! Les femmes, les femmes ! C’est elle, la malheureuse, qui me l’a fait faire… »
Fortunée, de son côté, fut arrêtée peu après. Elle n’avait pas prévu que son amant, sous la pression de la justice, la trahirait si rapidement. Malgré les preuves accablantes—lettres manuscrites, poudre retrouvée chez elle—elle continua à clamer son innocence.
Un procès passionné et une sentence irrévocable
Le procès des amants s’ouvrit en mai 1862 aux assises de Carpentras. L’affaire fit grand bruit, non seulement dans le Vaucluse mais dans toute la France. Ce qui choqua le plus, c’est le revirement des accusés : unis dans le crime, ils se jetèrent mutuellement la responsabilité. Denante accusa Fortunée de l’avoir manipulé, tandis qu’elle tentait de se défendre en minimisant son rôle.
Leurs avocats jouèrent sur la corde sensible. Me Barcilon, défenseur de Denante, évoqua son repentir et sa tentative de suicide, plaidant pour une peine moins lourde. Me Thourel, avocat de Fortunée, tenta d’émouvoir la cour en dressant le portrait d’une femme consumée par le remords.
Finalement, les jurés refusèrent la peine de mort. Les deux amants furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité, séparés à jamais.
Un destin tragique et une fuite mystérieuse
Fortunée fut envoyée au bagne en Guyane, où elle mourut de maladie en 1866. Quant à Denante, il fut incarcéré à Toulon avant de s’évader en 1863. Après cela, il disparut sans laisser de trace, alimentant les spéculations.
Une affaire qui inspire la littérature
L’affaire fit sensation et inspira plusieurs écrivains. Adolphe Belot et Ernest Daudet en firent un roman feuilleton, La Vénus de Gordes, publié dans Le Figaro en 1866. L’année suivante, Émile Zola, fasciné par cette histoire de passion fatale, publia Thérèse Raquin, qui partage des similitudes troublantes avec le destin de Fortunée Béridot.
Une du Figaro du 16 novembre 1866 (BNF)
Un crime entré dans la mémoire collective
L’histoire de la Vénus de Gordes est restée gravée dans les annales criminelles du Vaucluse. Ce drame passionnel, digne des plus grandes tragédies romantiques, rappelle combien l’amour, lorsqu’il se transforme en obsession, peut mener aux actes les plus funestes. Aujourd’hui encore, en arpentant les ruelles de Gordes, on ne peut s’empêcher d’imaginer l’ombre de Fortunée Béridot, silhouette élégante et tragique d’une époque révolue.
Nous remercions chaleureusement les Archives départementales du Vaucluse pour avoir mis en lumière cette affaire criminelle oubliée et pour leur travail de conservation du patrimoine judiciaire et historique de notre région. Grâce à leurs recherches minutieuses, cette histoire fascinante ressurgit du passé et nous plonge au cœur d’un drame passionnel digne des plus grands romans.
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